IA : Sommes-nous en train de refermer la parenthèse de la modernité ?

Cela s’énonce comme un paradoxe : sous couvert d’innovation et de course à l’intelligence artificielle générale, c’est la parenthèse de la modernité qui est peut-être en train de se refermer.

La révolution numérique, si souvent décrite comme la rupture – qu’elle est sans conteste – qui nous propulse dans un avenir incertain, voire terrifiant, semble nous renvoyer également dans le passé. En laissant réapparaître les structures anciennes de l’histoire de l’humanité : l’oralité qui l’emporte sur l’écrit, le précepteur sur l’école de masse, la mobilité choisie sur la mobilité subie, le recyclage sur le jetable, la tâche sur le métier, les esclaves sur les travailleurs, entre autres nombreux exemples identifiables.

Premier signe de ce basculement : l’effacement de Babel puisqu’il est déjà possible de voyager et travailler dans n’importe quel pays sans apprendre aucune langue grâce aux derniers outils de traduction simultanée. Comme la fin probable de l’apprentissage nécessaire des langues.

➡️ 𝐂𝐨𝐦𝐦𝐚𝐧𝐝𝐞𝐫 𝐥𝐞 𝐥𝐢𝐯𝐫𝐞

Fin de l’écrit et retour d’une civilisation orale… numérique

Plus fondamentalement, c’est bien la fin de la civilisation de l’écrit qui s’annonce. Une journée sans lire une ligne, c’est désormais possible. Ce sera sans doute demain la norme, le cours normal des choses. Comme passer un mois ou une année sans avoir besoin de faire un détour par l’écrit pour les actes de la vie quotidienne.

Un retour à l’oralité qui donnera raison à Socrate, farouche contempteur de l’écriture, prison de la pensée, et tort à Gutenberg, puisqu’il est désormais possible de poursuivre son œuvre de démocratisation de la connaissance sans le support du livre. Demain, se « libérer » de l’écrit, ce sera redécouvrir la puissance de la voix, de la langue parlée, les joies du partage, du conte, de l’éloquence, et tant d’autres approches que le livre, d’une certaine manière, étouffe. Comme la promesse d’un retour à la culture orale de nos origines, d’autres talents seront valorisés : imaginez qu’un jour des illettrés (mais non sans culture) puissent devenir prix Nobel de littérature, qui sait…

En tirant le fil de ce premier constat, d’autres domaines, impactés par le développement des technologies numériques, se sont rapidement imposés. Avec en tête de liste, car sans doute la plus évidente par ses effets déjà considérables et qui nous concernent tous : la vie privée. Avec quelle facilité nous avons accepté d’échanger nos données intimes contre la puissance d’outils sociaux… faussement « gratuit ». Nous voici donc redevenus aussi transparents que nos ancêtres qui vivaient au vu et au su de toute la communauté.

Précepteur pour tous, fin du salariat, nouveaux esclaves et au-delà numérique…

Et ce n’est qu’un début… Car un autre exemple tout aussi frappant concerne l’enseignement pour lequel la fusion des avancées des méthodes pédagogiques et des outils numériques pourraient sonner le retour du tuteur et du précepteur… mais pour tous, cette fois-ci. Et que dire du travail salarié, fragile conquête des deux siècles passés, déjà remis en cause par les nouveaux modes d’organisation permis par les plateformes numériques. Annonciateurs d’un troublant retour du travail à la tâche et au projet, alors que déjà se profile un retour de l’esclavage. Ce sont les robots, corvéables à merci, qui prennent la relève. Qu’ils roulent, qu’ils volent ou sur deux jambes, toujours plus « humains », ce peuple artificiel servile par construction, replonge l’humanité dans un passé millénaire.

En poussant encore un peu plus les investigations, on peut identifier des domaines bien plus inattendus. Comme cette promesse, déjà en partie tenue, d’une vie après la mort, mais numérique cette fois, car nos traces sur les réseaux assurent déjà notre survie… digitale. Un héritage numérique, véritable casse-tête pour les héritiers et leurs notaires. Il faudra réinventer une nouvelle manière de cohabiter avec nos défunts. De nouveaux rituels, qui sont d’ailleurs en train de se mettre en place dès aujourd’hui, viendront enrichir la passionnante histoire des au-delàs et des arrière-mondes, lorsque nous discuterons avec des défunts réincarnés en avatars bien réels venant visiter leurs ascendants, comme le propose déjà des startups chinoises pour moins de deux mille euros.

➡️ 𝐕𝐨𝐢𝐫 𝐨𝐮 𝐫𝐞𝐯𝐨𝐢𝐫 𝐥𝐚 𝐜𝐨𝐧𝐟𝐞́𝐫𝐞𝐧𝐜𝐞 « La fin de Babel » :

Le scénario d’une ère glaciaire des démocraties est-il inéluctable ?

Mais ce sont aussi nos modes d’organisation collectifs qui se trouvent impactés en profondeur. C’est peu dire que nos structures de gouvernement démocratiques sont mises sous pression dès lors que les régimes autocratiques ont déjà adopté ces outils à grande échelle : contrôle de l’information et deepfake, surveillance généralisée et cyber-guerre… jusqu’à la perspective, annoncée par de nombreux experts, d’une supervision globale de nos sociétés par une Intelligence Artificielle, elle-même au service de dictatures rêvant de se maintenir ad vitam.

L’histoire n’est pas encore jouée, puisque la révolution numérique est également porteuse d’une promesse alternative. Celle d’une démocratie massivement participative, qui serait l’étape de la maturité succédant à nos démocraties représentatives imparfaites et fragilisées. Une manière de revivifier la participation des citoyens en utilisant la puissance du réseau – plus que jamais « social » : pour une meilleure information, des débats plus ouverts et une plus grande interaction entre gouvernants et gouvernés.

Quand Montesquieu opposait, dans De l’esprit des lois (1748), le suffrage par le sort, qui est « de la nature de la démocratie », au suffrage par le choix, celui de l’aristocratie, nous expérimenterons demain, et chaque jour un peu plus, le suffrage par le big data et l’intelligence artificielle.

Se préparer sans attendre à la transition numérique

Cette description de cet avenir, qui nous attend au bout de la longue révolution numérique, s’apparente bien à un changement de civilisation, comme le décrit si bien un Pascal Picq au fil de ses nombreux ouvrages. Il faut s’en souvenir afin de nous préparer à cette transition qui est en train de radicalement modifier nos modes de vie. Pour ne pas seulement en subir les effets négatifs, comme cela s’est déjà produit lorsque nous avons laissé collectivement nos enfants seuls face à des contenus créés par et pour des adultes.

Car tout est dans la transition. Pour que nous puissions, chacun d’entre nous à titre individuel, être suffisamment armé pour en tirer le meilleur. Mais aussi, à titre collectif, éviter qu’une poignée d’entrepreneurs surpuissants ou qu’un régime totalitaire ne décide d’utiliser ces technologies pour donner vie à leurs visions dystopiques et inégalitaires.

Jean Dominique SEVAL prospectiviste et économiste du numérique, auteur de La fin de Babel (L’Harmattan, 2025).Ex.DG adjoint IDATE DigiWorld et Partner & co-Founder de topos – practice the future.

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