Shein n’est pas un « simple » problème de fast-fashion

Shein est avant tout un stress-test grandeur nature de la capacité de l’Europe à répondre à un capitalisme de plateformes chinois pensé à l’échelle planétaire.

C’est en tout cas la convition de Jean-Dominique Séval, Président de l’agence topos et enseignant « Digital China » à l’Université de Dauphine. D’après lui, il faut traiter Shein comme la manifestation d’un nouvel ordre marchand sino-mondial, pour mettre en place une stratégie nationale et européenne à la hauteur de l’enjeu.

En France, Shein est sous le feu des projecteurs au moment où les raisons d’une remise en question de sa présence en France se multiplient : amendes pour pratiques commerciales trompeuses, mise en cause pour greenwashing, enquêtes sur la vente de produits illégaux, réflexion pour une loi « anti fast-fashion », pression croissante pour un encadrement via le Digital Services Act à l’échelle européenne…

Mais si l’on se limite au « dossier Shein », on passe à côté de l’essentiel : le basculement structurel de notre accès aux usines chinoises et, au-delà, de la place de la Chine dans les chaînes de valeur internationales.

Dragons dominants

Shein n’est qu’un des nombreux « dragons » du e-commerce chinois aux côtés des géants Pinduoduo (Temu), Alibaba (AliExpress) et Bytedance (TikTok) déjà largement développés hors de Chine, mais parmi de nombreux autres comme JD.com, Meituan, Kuaishou ou Xiahiongshu (RED)… Une présence qui est encore plus frappante lorsque l’on zoom sur les volumes bruts  réalisés par ces plateformes en ventes par des vendeurs tiers : elles dominent largement le marché mondial.  

Ces plateformes ne se contentent plus depuis longtemps de copier Amazon ou eBay : elles développé un modèle de e-commerce original qui par certains aspects sont très en avance sur les modèles occidentaux. Ces acteurs combinent, comme nulle part ailleurs, les achats sur smartphone, l’intégration des recommandations et des réseaux sociaux, le recours aux influenceurs (Key Opinion Leaders) en live-stream non-stop, la gamification et l’usage ultra-fin des algorithmes et de l’IA.

Le tout à l’échelle de l’immense marché domestique chinois qui a déjà massivement basculé puisque près de 50 % du commerce total (biens et services) passe par le commerce numérique contre à peine 20 % pour les Etats-Unis ou la France.

Résultat : une capacité inédite à capter l’attention des utilisateurs : sessions plus longues, forte récurrence, une segmentation micro-ciblée des prix et des promotions et un moteur de collecte de données comportementales à l’échelle mondiale.

Puissance logistique

Le modèle Shein/Temu repose sur un triptyque : clusters d’usines dans le Sud de la Chine et au-delà, plateformes numériques, et un maillage logistique qui s’étend désormais jusqu’aux entrepôts européens. De plus en plus de plateformes chinoises ouvrent des centres de stockage en Europe pour réduire les délais de livraison et optimiser les retours leur permettant d’optimiser un modèle de gestion de stock « Consignment full-managed » (produits restent propriété du fournisseur tant qu’ils ne sont pas vendus et gestion intégralement prise en charge par la plateforme).

Pendant des années, leur avantage prix a été amplifié par les régimes « de minimis » : des millions de petits colis envoyés directement aux particuliers, souvent en franchise de droits de douane. La fermeture progressive de cette brèche aux États-Unis a provoqué une forte chute des flux postaux et un recul mesurable des ventes de Shein et Temu, qui ont redéployaient leurs efforts vers l’Europe, où la discussion sur un « ticket » sur les petits colis commence à peine. Alors que la Poste française s’appuie sur leurs flux logistique (le quart des flux de colis en 2024) pour ralentir la chute de son modèle historique.

Plus important encore, il faut savoir que les leaders chinois de la logistique (JD Logistics, SF Express, Cainiao du groupe Alibaba), ne font pas qu’accélérer les livraisons vers l’Europe : ils sont en train de reconfigurer l’écosystème logistique européen en termes d’automatisation et de haute fréquence à coup d’investissements agressifs et d’accords stratégiques.

L’accès direct à l’usine du monde

Shein est aussi le symbole d’un basculement silencieux : le consommateur occidental est désormais en relation quasi-directe avec les usines chinoises, presque sans intermédiaire. Le modèle « C2M » (consumer-to-manufacturer) et la production à la demande, au cœur de l’argumentaire de Shein, court-circuitent grossistes, marques intermédiaires et parfois même les distributeurs locaux.

Il suffit de se rappeler que la Chine va bénéficier pour longtemps encore de son statut d’usine du monde, pour comprendre que nous ne sommes qu’au tout début du phénomène. Car au-delà des plateformes généralistes, à l’instar de JD.com qui revient en force à la charge après une première tentative avortée en 2019, débarquent déjà des acteurs spécialisés comme Blacksheep, marque de lunettes « made in China » vendu en ligne à très petits prix et qui devrait occuper, un mois après l’ouverture du magasin Shein, 200m2… également au BHV.

Conséquences : écrasement des marges pour les acteurs européens traditionnels déjà fragilisés, à l’image de ce que nous constatons pour le textile ; incitation structurelle à la sur-consommation de produits de faible qualité, avec un impact massif sur l’environnement (bilan carbone, déchets textiles, recyclage…) ; et déplacement du centre de gravité de la chaîne de valeur vers le design d’algorithmes, la maîtrise des flux logistiques et la captation des données.

Sans compter que, si l’entrée sur nos marchés se fait grâce à des produits à la qualité souvent dégradée, ces acteurs savent très bien travailler avec des marques qualitatives, occidentales mais aussi de plus en plus chinoises. Les consommateurs chinois deviennent eux aussi plus exigeants et orientent leurs achats vers des produits plus haut de gamme, de qualité, progressivement responsables et… sous marques chinoises.

Objectif planétaire

Le succès de Shein s’inscrit dans une stratégie beaucoup plus large : la combinaison des infrastructures physiques (ports, trains, hubs logistiques) et des infrastructures numériques de la « Route numérique de la soie » (Digital Silk Road) : câbles sous-marins, data centers, clouds, plateformes et standards techniques. Autrement dit, Shein et Temu sont la partie visible pour le grand public d’un mouvement d’intégration verticale : contrôle croissant des routes logistiques et des nœuds de connectivité, diffusion de standards techniques et commerciaux « made in China », et projection d’un capitalisme de plateformes qui ne se limite plus au marché domestique mais cible frontalement l’Occident.

Si l’UE a commencé à réagir sur le front de la régulation, plusieurs signaux montrent que la régulation seule ne suffira pas car malgré les amendes et la menace de blocage, Shein continue de gagner des parts de marché (avec déjà plus de 25 millions d’utilisateurs rien qu’en France) tant que les leviers douaniers, fiscaux et logistiques ne sont pas alignés. Une régulation qui arrive souvent trop tard, qui souffre des positions divergentes des pays de l’Union, et qui restent soumises au coup de butoirs des géants qu’elle dérangent comme le montre les attaquent subies par l’administration Trump pour retarder son application ou la détricoter.

Le vrai sujet pour l’Europe est donc de combiner une régulation digitale exigeante et une politique commerciale et douanière adaptée à l’ère du micro-colis, avec une véritable stratégie européenne industrielle (pour les filières les plus touchées), logistique et bien entendu numérique, avec les investissements massifs indispensables dans ses propres infrastructures de données et de plateformes.

Jean Dominique SEVAL prospectiviste et économiste du numérique, auteur de La fin de Babel (L’Harmattan, 2025).Ex.DG adjoint IDATE DigiWorld et Partner & co-Founder de topos – practice the future.

> Cet article a été publié par Usbek & Rica : https://usbeketrica.com/fr/article/le-cas-shein-est-bien-plus-qu-un-simple-scandale-de-consommation

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